Makassar (5'13.4S, 119'39.4E, 28 juillet)
L’été, lorsque la récolte du riz est terminée, les villageois de Tana Toraja enterrent leurs morts. De partout en Indonésie, ils reviennent à la maison pour honorer les défunts selon des rites anciens toujours bien vivants. Village en montagne, trajet de 10 heures en autobus. Compliqué à parcourir en voilier, décidons de laisser le bateau dans la rade de Makassar. Pas de voiliers aux alentours. Deux ancres pour maintenir le nôtre bien en place en notre absence et les deux fils d’Oussman pour le garder la nuit. Il opère un bateau-taxi reliant la petite île de Lae-Lae à Makassar, connaît tout le monde et inspire confiance.
Cap sur le village de Rantepao. Voyage sans encombres, sauf la perte du cellulaire acheté la veille. Il remarqua le trou dans ma poche de jeans et pris sa destinée en main. Le paysage prend du caractère au fil des kilomètres et du gain en altitude. Apercevons premières maisons traditionelles. Arrivés il y a 3500 ans, les torajiens se sont retranchés en montagne au fil des batailles. Culte, histoire et origines imbriqués dans chaque construction.
Les maisons font toujours face au nord pour rappeler d’où ils sont venus. Le toit est en forme de bateau pour rappeler comment ils sont arrivés ici. On y dort la tête vers l’est, le domaine des vivants, là où le soleil se lève. Aucun clou, utilisent chevilles de bois, la maison peut se démonter pour être déplacée selon les circonstances. Toit constitué de tiges de bambou ingénieusement imbriquées. Protègent de la pluie et permettent l’évacuation des fumées de cuisson. Murs composés de panneaux de teck décorés de symboles sculptés. Le coq pour la justice, le buffle pour la richesse, motifs géométriques représentant le cycle de la vie, l’adaptabilité du peuple et d’autres que nous n’aurons pu approfondir. Devant la maison, un entrepôt à riz dont la construction est tout aussi élaborée. Le rouge pour le sang, le blanc pour les os, le jaune pour le pouvoir divin, le noir pour la mort. La peinture a aujourd’hui remplacé la terre, la suie et le calcaire utilisés jadis.
Le dessous des maisons sert de lieu de rencontre, de repos et aussi à faire sècher le riz.
On met 6 mois à construire une maison.
Ces maisons ne peuvent être vendues, les membres de la famille contribuent monétairement à l’entretien et l’état de l’ensemble témoigne de l’unité du clan. On n’oublie pas facilement le panorama offert par les premières lueurs du matin jettés sur une risière décorée de ces maisons.
Restauration du toit.
La chance fait croiser notre chemin à celui d’Astro, un gars de la place qui parle très bien anglais. Il sera notre guide. Rien comme la moto pour visiter. Nous avons entendu parler des cérémonies entourant les funérailles, il nous assure que les touristes y sont les bienvenus et nous y conduira.
Le culte de l’ancêtre. Les morts sont toujours vivants dans les montagnes de Tana Toraja. Il y a foule à notre premier arrêt. Une cérémonie faste qui fait parler ici bas fera écho là-haut. Plus fort est l’écho, plus le défunt se fera remarquer et aura d’influence auprès des dieux. Les torajiens sont pour la plupart cultivateurs, lourd est l’impact financier.
Les cérémonies s’étendent sur 3 ou 4 jours et peuvent rassembler jusqu’à 2000 personnes. Nous assistons à la première journée. Les invités arrivent des villages avoisinants avec leurs présents, des porcs ou des buffles pour les plus fortunés. De grands bâtiments sont érigés de toutes pièces pour accueillir tous ces gens. Structure faite de bambou qui sera recyclée après coup pour le bétail ou autres, mais pas pour la maison. La maison est le domaine des vivants.
Le défunt, enveloppé d’étoffes, préside du haut d’une tour décorée. Une grande photo nous le présente. Un monsieur âgé. Ses petits-enfants sont vêtus d’un costume traditionnel aux couleurs vives. Sans Astro, nous n’aurions été plus loin. Voici qu’il nous entraîne dans la foule. Nous passons près d’une quarantaine d’hommes formant un cercle en se tenant par le petit doigt. Un rituel lors duquel ils dansent en chantant la vie du défunt.
Je me fais happer au passage pour joindre la troupe de danseurs. On ne me laisse pas le choix. Trop haut d’une tête, habillé en bleu dans l’ensemble rouge et noir. Éclats de rire dans le groupe. Je trouve ça drôle aussi. Nous sommes tous frères. On me passe une cigarette arômatisée aux clous de girofle que j’allume devant le regard horrifié de Camille et Rosemarie. Astro me fait de grands signes en tentant énergiquement de me faire comprendre que je ne suis pas obligé d’accepter. Ça ne fait pas partie du rite.
Présentation à la famille et invitation à diner. On nous offre une place de choix, sur la plate forme située sous le grenier à riz. Astro mentionne que cette place à l’ombre est habituellement réservée aux gens importants. Certains porcs amenés plus tôt sont sacrifiés pour le rituel et pour nourrir la foule. Dépecés par les hommes, les morceaux sont cuits sur le feu à l’intérieur de tiges de bambou remplies de gingembre, piment fort, coriandre et légumes. Repas accompagné de riz et de vin de palme légèrement sucré que nous avons grandement apprécié. Avons mangé avec les doigts, à la manière des gens d’ici. Délicieux. Échanges avec ceux qui nous entourent. Bons sentiments communiqués avec le regard et les sourires, quelques mots de bahasa et d’anglais.
La route nous donne une vue sur les rizières en escaliers, méticuleusement aménagés de façon à retenir l’eau. Dans les champs de riz, on creuse des trous de deux mètres afin d’y élever du poisson. Cultivent grande diversité de fruits et légumes, en plus du café, du cacao, clou de girofle. Tout le monde est impliqué, pour le travail au champ, les funérailles, la construction des maisons, le soin aux animaux. Les personnes très âgées s’occupent des tout petits.
Oeufs d’escargots sur tige de riz.
Autre journée, autre cérémonie. Autant d’attention apportée à l’érection du site. Nous venons assister au sacrifice des buffles requis pour aider le défunt à parcourir le long chemin à travers les montagnes et vallées le séparant du paradis. Le nombre sacrifié témoigne de la richesse de la famille et dépend du nombre d’invités à recevoir. Pas de grands élevages ici. Le terrain voué au pâturage coûte cher. On y préfère la culture du riz. Un fermier élève avec grands soins un buffle à la fois qu’il vend au bout de 7 ans. Bain quotidien pour la bête.
Le premier buffle est amené devant la foule rassemblée. Une de ses pattes est attachée à un pieu. Le bourreau visiblement nerveux tient en sa main droite un long couteau. De la gauche, il caresse la tête de l’animal. Probablement le sien. Un seul coup suffit à sectionner les artères du cou. Perte d’équilibre, multiples chutes et redressements. De longues secondes sont nécessaires avant que le buffle renonce finalement à se relever. Un 2e est amené sur-le-champ et mis à mort. Puis un 3e et un 4e. Huit autres seront sacrifiés dans la prochaine heure. Se passe très vite. L’image du buffle résigné qui se fraye un chemin à travers les corps pour subir le même sort est insupportable pour les filles. Nous quittons après avoir remercié la famille. Astro le diplomate leur explique pourquoi nous devons partir avant la fin.
Le défunt ne sera pas enterré. La terre est le domaine des vivants, la nourriture y pousse. Il sera placé dans une grotte naturelle ou creusée à grands frais au pic et au marteau. Exception faite pour les nouveau-nés. S’ils n’ont pas percé de dents, on les place dans une cavité creusée à même un arbre qui cicatrise rapidement.
Le défunt emporte avec lui ses biens, important que le cercueil soit difficile d’accès. Certains sont suspendus sur des parois rocheuses.
Les plus nantis auront droit à une effigie en bois, grandeur nature. Les yeux sont ouverts et les bras sont tendus. La main gauche reçoit l’offrande et la droite bénit la famille. Ces statues sont placées côte à côte sur un balcon creusé à même la pierre qui contient les corps. Les morts vivent toujours ici. On leur rend visite, on leur fait offrande. Périodiquement, les cercueils sont ouverts et les vêtements changés. Pas de tristesse perçue autour de nous lors des cérémonies. La personne n’est pas disparue, elle est simplement ailleurs, plus forte.
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